La fin par la force des choses (5)

Publié le par H.

La lettre de Jack MAKI

 

 

 

 

 

 

Tout ceci fut dis par Clémence en seulement quelques minutes car les divagations précédentes sont celles de mon humeur bavarde. Pourtant, Clémence était déjà exaspérée. En effet, Francisco n’avait prêté l’oreille à son histoire que quelques secondes. Il s’était ensuite mis en gigoter sur le canapé en regardant, de biais, son papier. Plus le récit avançait, plus son inattention était visible et plus le regard biaisé était sans détour. Il avait même finit par ouvrir complètement la lettre et il lisait cette dernière avec un grand sourire absent. Clémence présentait que, si elle ne s’arrêtait pas maintenant, il allait même finir par se lever et partir dans sa chambre pour s’isoler. Elle se retourna vers Stéphane pour s’appuyer sur son indignation mais elle se rendit compte que lui aussi, bien que ne faisant rien d’autre que d’être assis les bras croisés, n’avait absolument pas réagis à son arrêt brutal. Comme Francisco, il souriait largement comme pour mieux hurler qu’il n’était pas là. Excédée et au bord de la crise de nerf, Clémence se leva brutalement. Elle se planta devant Francisco et lui arracha le papier des mains. Ce salopard avait gagné. Elle ne pouvait pas faire autrement que de lire la lettre de Jack MAKI. Avec elle, lisons donc ceci :

 

 

 

Cher Monsieur,

 

 

 

            Avant toute chose, il me faut vous exposer quelque chose qui me tient à cœur. Depuis un voyage en Italie, je me suis promis de respecter à l’égard des êtres humains un principe que je considère désormais comme cardinal. Celui-ci peut se résumer en une présomption que j’aimerai irréfragable. En effet, je veux être convaincu qu’a priori l’homme, à défaut d’être bon et généreux, reste un être sensé et sensible éloigné du cliché traditionnel et entretenu de la bêtise humaine [l’anti bouffon dostoïevskien en somme] [1]. Je reviens à l’instant même d’un voyage en Chine qui a mis cette foi modeste et nouvelle à terrible épreuve. Malgré le fait que vous semblait être impliqué dans cette affaire, je tiens à persévérer. En conséquence, je vais avoir à votre égard, et ce, notez-le, bien que je ne vous connaisse pas et que l’apparence de la preuve soit contre vous, la présomption que je viens de vous résumer sommairement.            

 

 

 

            Ceci dit, je considère donc que, tout comme moi, vous êtes tombé dans un piège atroce et insensé. Inutile de taire plus longtemps le nom de ce qui me tourmente mais je dois reconnaître qu’il me faut du courage pour citer ce qui me semble désormais être une farce grossière. Oui, l’absurdité qui me conduit ici est la « société secrète du business ». Que les choses soient claires, Monsieur. Si  je vous écris, c’est que je ne souhaite pas vous rencontrer. Une fois cette lettre terminée, je ne veux plus jamais être associé à toute cette histoire. Vous pouvez donc me lire sans chercher à vous cacher la vérité. Si sincèrement la « société secrète du business » vous est inconnue, et bien, veuillez m’excuser mais je dois vous dire que je n’en rien à foutre. Si je me suis trompé de porte, considérer moi comme fou à lier si tel est votre humeur. Je ne pourrai que difficilement vous donner tort en ce sens qu’à votre place j’aurai déjà renié mes principes pour considérer l’auteur de cette lettre comme un esprit irradié par quelque folie insondable. A l’inverse, si vous êtes effectivement associés à cette petite coterie, je vous prie, Monsieur, de ne pas chercher à me retrouver, que vous me considériez dans cette affaire comme un ami, ou, bien que je vous ai déjà dit que je ne le pense pas, comme un ennemi. Par la force des choses, je ne pense pas que cela vous soit possible de toute façon puisque vous ne connaissez rien de moi. J’ai d’ailleurs fait en sorte qu’il en soi de même pour les membres de la société susmentionnée rencontrée en Chine.

 

 

 

            Je me rends compte qu’il me faut répondre d’une incohérence paradoxale. Puisque je vous dis ne plus vouloir être mêlé à cette histoire, puisque je vous dis que si je me trompe de personne cela m’est bien égal, pourquoi dès lors avoir cherché à vous joindre. Dieu sait si en plus il m’en a coûté car vous êtes difficile à trouver. Cela me laisse supposer d’ailleurs que vous ne me causerez pas d’ennui car vous semblez aimer rester caché. Si j’ai fait tout cela, c’est peut être pour rester quelques jours dans votre pays avant de rentrer après une longue absence dans le mien. Je vais peut être vous vexer mais j’étais moins attiré par les charmes, pourtant bien réels, de votre capitale que par la possibilité de faire de cette dernière un sas nécessaire. J’étais parti de chez moi dans des conditions douloureuses, je ne voulais pas y retourner après ce que je considère comme un nouvel échec. Ce dernier ne devait pas m’empêcher de réaliser que ce long voyage avait été dans son ensemble très bénéfique. J’avais donc besoin d’un peu de temps pour en être certain. C’est aussi je crois pour pouvoir rédiger cette trop longue lettre qui me donne l’impression d’écrire avec la petite cartouche gangrenée de mon âme. Je tiens évidemment à la vider complètement.

 

 

 

            Je ne peux ni ne veux savoir comment, vous aussi, vous êtes tombés dans le filet chinois. Quant à moi, ce fut par l’intermédiaire d’un certain FUXING. Peut être le connaissez-vous. Si par malheur, vous êtes bien un associé consentent de cette folie, veuillez, je vous prie, me faire le plaisir de lui conseiller de s’acheter de nouveau vêtements avec ses dividendes miraculeux pour que plus jamais quelqu’un soit obligé de toucher son pantalon graisseux. L’idéal serait cependant que plus personne ne puisse voir son horrible tête de citron, mais de ceci malheureusement je doute.

 

 

 

            Il me faut maintenant en venir au principal pour en finir définitivement. Sachez donc, Monsieur que j’ai été chargé par le « Boss » d’une mission qui, une fois accomplie, devait me conduire à rentrer en Chine. Sur ce dernier point, vous connaissez maintenant mon intention de ne rien en faire A première vue, ce que je vais vous dire est évidemment grotesque mais remis dans son contexte ceci n’est qu’une preuve supplémentaire du caractère insensé de toute cette affaire. C’est ainsi, Monsieur, que j’ai l’honneur de vous demander, car telle était ma mission, si vous avez réussi à trouver la trappe à liquidité. L’avez-vous ouverte ? Y êtes-vous tombé ? Y avait-il bien à l’intérieur le septième orteil de Di Lac ?

 

 

 

Tous ces mots « trappe à liquidité », « Di Lac » ne sont, à mon sens, qu’un vulgaire charabia obscur. Le fait de savoir que je les aurais bientôt oubliés me rend déjà heureux.  

 

 

 

Je crois qu’il est temps pour moi de prendre congé de tout çà. Je vous prie, Monsieur, d’accepter mes excuses pour ne pas avoir rédigé cette lettre dans votre langue ainsi que pour l’avoir écrite sur ce drôle de papier qui est le seul que la concierge de votre immeuble a bien voulu me donner. Ceci était très habile de sa part car cela lui a permis de me dire que c’était le papier sur lequel son fils dessinait. A cause de vous et de toute cette histoire, j’ai même du supporter la présentation par cette femme si typiquement de votre pays de quelque uns des ignobles travaux de son sale fils. Ce dernier n’a aucun talent. Vous lui direz de ma part. Cela sera un moyen de vous racheter à mon égard.

 

 

 

Bonne chance quand même.

 

 

 

                                                                                  J. M.

 

 

 

 

 

 

PS : Si jamais vous devriez revoir le « Boss » dites lui à quel point il est quand même regrettable qu’un homme en apparence aussi exceptionnel soit à la tête d’une quinzaine de paumés. Je suis certain qu’il mérite mieux.  

 

 

 

  

            Le contenu de la lettre intéressa trop Clémence pour qu’elle puisse mobiliser l’énergie nécessaire à une réponse cinglante que Francisco aurait pourtant bien mérité. Elle était cependant trop fière pour changer si brutalement de cheval. Elle fit une petite mou désabusée pour donner à penser qu’elle reconnaissait certes que cette lettre était légèrement comique mais au final, et Francisco lui-même devait s’être rendu compte, cette dernière ne révélait que l’état le plus commun des temps modernes : l’absurdité. A ce titre, elle était donc globalement décevante. Elle  tendit la lettre à Stéphane dont le sourire doubla, ravis qu’il était de pouvoir poser ses doigts sur les coins de la lettre où Clémence avait posé les siens. La réaction de Clémence ne trompa pas Francisco. Il la connaissait trop pour savoir que sa réaction, après l’affront qu’il lui avait fait subir, était une façon digne de dévoiler son intérêt d’en savoir davantage. Lui-même d’ailleurs n’aurait pas réagis autrement. Francisco savait également que Clémence détestait l’absurdité terre à terre mais il la savait aussi assez intelligente pour avoir compris que cette lettre était au contraire une pépite : cette folle absurdité en apparence si propre au monde de la fiction pouvait être la preuve définitive de l’écrasante supériorité de la folie réelle sur la folie fictionnelle. Pour le coup, voilà quelque chose qui était on ne peut plus intéressant. Simplement, Clémence refuserait certainement de mener l’action, au moins pendant les premiers temps, tant que le sujet n’aura pas été suffisamment pétri par chacun et qu’il soit devenu une œuvre collective d’où l’élan premier de l’inspirateur aura été quasiment effacé. Il lui fallait donc se lancer. Il se décida pour une méthode brutale apte à coaliser de façon irréversible les énergies du groupe vers l’éclaircissement de cette énigme. Aussi, après avoir bien pesé ses mots, Francisco proposa ceci :

 

 

 

-  Je crois qu’il est tend de rencontrer le petit malin qui se terre au sous-sol car il a certainement des choses intéressantes à raconter.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Caroline, le berger et la bergerie

 

 

 

 

 

 

A l’âge de seize ans, Marc entra au lycée. Le jour où il prit le bus pour traverser les dix kilomètres de champs qui le séparaient de son nouvel établissement, il n’éprouva ni crainte, ni angoisse, ni palpitation. Il se rendait au lycée avec le même état d’esprit qu’autrefois quand il allait chasser les lapins et on peut raisonnablement penser, qu’en principe, cet état d’esprit, qui était justement une absence d’état, devait rester identique pendant les trois années que constitue une scolarité normalement menée dans un lycée. La vue du bâtiment, sombre vestige de la période post-blaukaus qui connut son apogée en architecture dans les années 60-70, ne lui inspira aucun commentaire. Dans l’homme aux joues couperosées posté gravement à l’entrée, Marc devina le berger attendant son nouveau troupeau. Cette année, la bergerie avait enfin bénéficié d’une aile flambant neuve à peine moins hideuse cependant que le corps principal du bâtiment. A la façon dont les deux chiens de troupeau remuaient la queue à côté de leur maître, on pouvait d’ailleurs penser que le personnel de direction et d’encadrement accueillait cette rentrée avec une satisfaction particulière. A l’entrée de chaque brebis, le berger faisait un petit signe de tête à celles qu’ils connaissaient, ces gentilles et fidèles fifilles. En revanche, il scrutait avec attention les nouvelles bêtes : il leur jetait un regard rapide et froid, un regard de professionnel qui, avec le métier, sait repérer facilement les bêtes malades et indisciplinés. Marc supporta le regard du berger avec une indifférence si complète que ce dernier le considéra immédiatement comme un possible attracteur étrange, élément perturbateur potentiel qui pouvait menacer la tranquillité de la bergerie en entraînent ces camarades dans des « actions » aussi diverses que déconseillées : journal du lycée, propositions de sortie, vente de pains aux chocolats pour financer un voyage de classe, voir même, pourquoi pas, à la faveur d’une dynamique incontrôlable, manifestations, revendications, révoltes, insurrections, barricades. Le berger fit immédiatement surveiller Marc pendant deux semaines par l’un des meilleurs chiens du troupeau qui rendit compte à son maître de son erreur : l’homme était parfaitement discipliné et il ne participait à rien. Une bonne recrue en somme. Le berger fut étonné de son erreur mais, en homme sage qu’il était, s’en félicita. En grand philosophe, le berger, ancien agrégé de géographie, acceptait facilement de se faire enlever, par son voisin, la poutre de l’œil surtout si c’était pour apprendre une nouvelle aussi réjouissante.

En réalité, Marc était un vrai allié du berger. Il détestait ces camarades qui beuglaient contre l’apprivoisement général du troupeau. Il trouvait stupide les rares créatures qui se prenaient déjà tellement au sérieux et qui adoraient donner des leçons pour réveiller l’indifférence générale face aux innombrables, atroces et intolérables injustices que l’on peut malheureusement dénombrer dans ce pauvre monde. Quelques uns écrivaient également bien en vue des phrases bien senties : « Le mot Travail vient de tripadium, instrument de torture », ou encore «Nous sommes tous des Tutsis». L’horrible phrase de Malraux « Une vie ne vaut rien mais rien ne vaut une vie » connaissait également un succès jamais démentis d’années en années. Dès que l’on met un peu de plomb dans la tête d’un enfant, ce dernier perd son agressivité veule d’ignorant pour basculer dans l’agressivité encore plus irritante de celui qui fait son petit malin. Pauvres imbéciles, on regarde les films d’Orson Wells et d’Elia Kazan et on pleure sur les ignares qui regardent les films en Version Française (VF). Voilà ce qu’en réalité Marc pensait de la toute petite tête pensante et « agitée » du lycée, la confusion de ces deux adjectifs étant la caractéristique première des jeunes élites locales. S’il avait pu l’entendre, notre brave berger en aurait pleuré de joie. Des années de pédagogie pour étouffer toutes tentatives d’autonomie et enfin une nouvelle race lui arrivait parfaitement neutre et désintéressée. Malgré la violence de son discours, Marc n’était en fait ni haineux ni même un jaloux refoulé. Déjà, à cette époque, il n’accordait aucune importance à ce qu’il étendait ou voyait. Il espérait juste désespérément qu’on le laisse en paix ce qui in concreto  était bien le cas car rares étaient ceux qui n’avaient pas renoncé à parler à cette étrange personne, si désagréablement courtoise et distante. En réalité d’ailleurs, la courtoisie constante dont Marc faisait preuve, en contradiction flagrante avec sa personnalité globalement antipathique, n’était qu’un moyen d’obtenir le plus rapidement possible la tranquillité, une attitude courtoise étant le meilleur moyen de ne pas avoir d’ennuis et ne pas avoir d’ennuis, le meilleur moyen d’être tranquille. Marc est un esprit logique.

Un an plus tard, Marc faisait sa deuxième rentrée à la bergerie. Il avait dix-sept ans et avait fait un autre pas vers le sous-sol. Mais au cours de cette nouvelle année scolaire, il  devait connaître son deuxième choc sentimental et celui-ci fut plus terrible encore que l’épisode de la couleuvre. C’était inévitable, même pour quelqu’un comme Marc, car une fois dans sa vie il faut bien tomber amoureux. Avec le serpent, Marc avait été, un court instant, pour la première et dernière fois, un petit enfant. Avec Caroline, Marc fut pour la première et la dernière fois un petit adolescent dont on pouvait sourire

 

 

 

Pour son malheur, Marc tomba amoureux de la plus jolie fille de la ville, la petite Caroline DUSSE, la fille du papetier. Pour son malheur oui, car, à cet âge là, Marc était déjà atrocement petit et courbé. Cette histoire, tragédie comique remarquable,  aurait pu avoir pour titre : « Le petit champignon gris et la belle princesse ». Caroline était une adolescente rayonnante, c’était une lumière éclairant ceux qui l’approchait par sa malice et sa beauté. Son charme appartenait typiquement à celui qui accompagne les jeunes filles océanes : une peau très blanche, de larges yeux bleus qui avaient les nuances et la clarté des eaux délavées après la tempête, une tête légèrement penchée lors d’un sourire comme le font les fleurs les plus coquettes et surtout un corps en mouvement, un corps qui pousse, un corps qui tire, disons le sans détour un corps qui tente. Elle était plus ou moins avec Martin, le fils du boulanger de la rue qui mène à l’église. Malgré un passé commun d’une année dans la bergerie, Marc n’avait jamais posé les yeux sur elle. La beauté de l’adolescente ne pouvait même pas l’aider car même terriblement laide ou normale, Marc n’aurait pas fait attention à elle. Il avait cessé définitivement de prêter attention aux êtres humains qui se retrouvaient parfois dans son périmètre.

Cette nouvelle année commença par une atrocité : un cours d’allemand. La chouette avait déjà commencé à hurler des insanités :

 

 

 

-         « Le vocabulaire. On utilise le vocabulaire. Allez. Le vocabulaire de l’année dernière, on l’a pas oublié quand même. Elle est comment la  Stimung ? C’est entspant ou gespant ?. Allez. Frédéric. La Mutter elle est contente du geschenck du fuhrer ? La Stimung elle est entsapant ? Qu’est ce qu’elle dit la Mutter ? Allez Frédéric. On oublie pas le verbe a la fin. Allez, on se réveille  On utilise le vocabulaire. Frédéric. »

 

 

 

 

 

 

Cet activisme verbal était très agaçante et nécessitait des nerfs très solides. Beaucoup craquaient d’ailleurs mais Marc restait lui imperturbable. C’était d’ailleurs le seul que la chouette laissait tranquille, ce qui était un motif supplémentaire pour ses camarades de se méfier de lui. Mais ce jour là, alors que Frédéric essayait d‘hannoner quelque chose avec le peu de vocabulaire qu’il n’avait pas oublié, une main frôla le bras gauche de Marc. Ce contact était pour lui si nouveau que malgré la chaleur qu’il lui causa, il se sentit immédiatement mal à l’aise Son premier réflexe fut de retirer brutalement son bras de la zone de désagrément. Mais aussi tôt après, il sentit de nouveau une main frappant plusieurs petits coups sur son flanc. Marc, terrorisé, ne pouvait plus bouger. La main continuait à tapoter son aine. Il sentit un corps qui se penchait vers lui, il tourna la tête dans l’autre sens mais un souffle glissa dans son cou, un parfum envahi ses narines et une petite voie lui chuchota :

 

 

 

 

 

 

- « Ta règle»

 

 

 

 

 

 

A moitié rassuré, Marc prit l’instrument scolaire en question et se tourna légèrement pour le remettre à la personne qui le lui réclamait. C’est là qu’il « vit » Caroline pour la première fois. Il faut bien comprendre le sens que le mot « voir » prend en l’espèce. Quand Marc regarde les gens, habituellement il ne les voit pas. En fait, il voit les individus comme parfois on peut regarder une œuvre d’art contemporaine : complètement dépassé par son signifiant, le signifié de l’objet ne nous atteint pas et on a ce drôle de regard de celui qui passe complètement à travers. Face à Marc, les êtres humains pouvaient légitiment avoir l’impression d’être un tableau incompris et immédiatement oublié par celui qui l’observe. Mais quand Marc tendit la règle à Caroline il n’en fut rien du tout : il vit pour la première de sa vie. Il vit comme Jack MAKI dut voir les fresques de GIOTTO à Padoue, il vit comme Stéphane dut voir Clémence la première fois, il vit comme un amoureux, il vit qu’il aimait car l’amour est toujours évident.

            C’est alors qu’il se produisit quelque chose d’extraordinaire : la chouette lui adressa la parole.

 

 

 

- « Alors Marc. Qu’est ce qu’on fait ? On s’amuse avec sa voisine ? Alors, qu’est ce qu’il dit Frédéric ? Comment elle est la Stimung d’après Frédéric ? Entspant ? Gespant ? Wieso ? Allez on utilise le vocabulaire. »

 

 

 

La classe entière se tourna vers lui. Une immense tension grandissait au fur et à mesure que le silence s’allongeait. Manifestement, Marc n’avait pas l’intention de parler.

 

 

 

 - « On veut pas parler. Très bien. Peut être que c’est parce que ce que tu dis à ta voisine est plus intéressant ? Très bien. C’est très simple. Si tu ne dis pas ce que tu as dit à ta voisine, c’est contrôle pour toute la classe. J’attends. »

 

 

 

La chouette avait eu recours à l’instrument le plus pervers du corps professoral : la prise d’otage. Un brouhaha se fit entendre et trente regards hostiles se fixèrent sur Marc. Ce dernier regarda la chouette puis la classe avec indifférence. Il se leva lentement, se tourna vers Caroline et en la regardant une de ces phrases, belles en étant si simples [2] :

 

 

 

- « J’ai tant ! et le sentiment pour elle dévore tout ; j’ai tant ! et sans elle tout pour moi se réduit à rien. »

 

 

 

Puis Marc se rassit aussi lentement qu’il s’était levé. Manifestement, il avait dit tout ce qu’il avait à dire et il n’avait plus l’intention de parler jusqu’au mois de juin. Les réactions furent diverses. N’en déplaise à la chouette, la Stimmung  n’était ni entspant ni gespant car il n’y avait pas à proprement parler d’atmosphère mais plutôt un court moment de flottement. Une partie de la classe éclata de rire et Laurent en profita pour lâcher discrètement le pet qu’il essayait de retenir depuis le début du cours ; la chouette, pour elle même, « Pauvre imbécile » ; Martin à son voisin « Je t’avais que ce type était cinglé » ; Caroline à Marc « Ne m’adresse plus jamais la parole et vas te faire soigner. Tu m’as mis la honte devant tout le monde ».

Le cours reprit alors son cours normal, la journée aussi. A six heures, Marc pris le bus pour rentrer chez lui. Il était déjà seul sur sa misère banquette de velours rouge. Un ching gomme était collé sur le cendrier qu’il était interdit d’utiliser. Avec un cutter, quelqu’un avait commencé a éraflé le plastique noir du couvercle pour y écrire « La vie ne vau » avant de se rendre compte qu’une pensée aussi profonde ne pouvait pas tenir sur un espace aussi petit. Toute la journée, une fois traversé les couloirs et les cours, Marc avait laissé dans son sillage des sourires de travers et des regards par derrière. Demain ce remous ne sera qu’un léger creux. Après demain, la mer sera plate. Plus que jamais, Marc pouvait s’attendre à être tranquille car tout le monde voudra oublier Marc pour mieux trouver de nouvelles phrases à écrire. Plus que jamais, la terre était nue et plate. Les blés avaient été coupés. La terre avait été retournée. Devant tant d’espace à conquérir, la nuit se faisait attendre car le crépuscule allait être long à faire son travail. Marc posa sa tête sur la vitre grasse et rayée du bus. Le véhicule sauta comme si la route avait été labourée elle aussi, le bus sauta de sillions en sillions et les champs accueillirent le chagrin de Marc. Mais la terre était déjà si froide et si dure que les larmes du garçon restèrent à la surface pour former une toute petite flaque que le vent de la nuit éparpillera et demain mardi, il pleuvra sur la Beauce.

Demain, Marc ne sera plus malheureux. Ni après demain. Marc ne sera plus jamais malheureux car dès qu’il le pourra, oh oui, dès que cela sera possible, il ira vivre ailleurs. Quelque part. Dans un endroit. C’est sûr, il faudra chercher longtemps pour trouver. Mais, il doit bien exister un lieu où il ne pleut pas, un lieu où l’on n’est pas obligé de vivre

Demain, le berger mettra son imperméable et la chouette prendra son parapluie. Demain, sur le grand tableau noir de la deuxième cours, un glorieux anonyme écrira :

 

 

 

Une société de vainqueur ne peut créer que des perdants

 

 

 

 

 

 

 Demain mardi, la journée sera banale.  



[1] Sur la lettre que j’ai  désormais en ma possession, cette remarque a été rajoutée en marge par quelques d’autres que Jack MAKI. En effet,  les deux écritures ne correspondent pas. On peut cependant être à peu près sur que cette réflexion est de Francisco tant elle semble être un fulgurant résumé de sa prétention égocentrique à tout connaître et à le faire savoir. Cependant, les spécialistes de Dostoïevski pourront aisément contester cette assimilation rapide de la bêtise au bouffon.   

 

 

[2] En allemand. Par commodité pour le lecteur, on a recours à une traduction de Werther faisant autorité.

Publié dans littérature

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