Avant la fin (4)

Publié le par H.

Un noble esprit, une forte tête et un absent

 

 

 

 

 

 

Francisco fit une entrée qu’il crut royale :

 

 

 

- « J’ai quelque chose d’incroyable à vous montrer ».

 

 

 

Malheureusement pour lui, Clémence n’avait absolument pas l’intention de servir ses ambitions. Elle avait déjà arrêté la suite des évènements et personne ne pouvait se permettre de contrarier ses plans quand bien même Francisco viendrait lui annoncer, preuve à l’appui, l’imminence d’une nouvelle résurrection divine. Quant à Stéphane, son esprit baignait toujours dans les limbes où son admiration amoureuse pour Clémence l’avait capturé, limbes au milieu desquelles roulaient des balles de coton qui, à chaque fois qu’elles venaient heurter les parois de son crâne, se disloquaient doucement, chacun des fils ainsi libérés tombant avec la grâce d’un long cheveux de femme. Loin d’être survolté par la présence d’un bonheur si proche, Stéphane avait plutôt l’impression d’être traversé par un courant chaud et engourdissant  Il était donc hors-jeu.

 

 

 

-  « Ecoute moi bien, Francisco. Tu ne crois quand même pas que tu vas t’en sortir comme çà. Non seulement tu reviens sans alcool mais au surplus complètement hystérique. »

 

 

 

- « Mais …»

 

 

 

- « Non, Francisco, ce n’est pas possible. As-tu conscience à quel point tu perds toute ta chère  splendeur ducale en étant là, les bras ballant devant la porte avec ce détritus dans la main. Reprends toi en main coco. Bon, écoutes moi bien Francisco. Tu sais à quel point le goût prononcé que j’entretiens pour mes études m’a conduite à faire de l’impartialité une vertu des plus nécessaire pour obtenir moi aussi, malgré la fournée d’imbéciles qui nous entourent, le droit d’être épanouie comme le coquelicot sur le tas de fumier. « La belle sur les bêtes » comme tu le répètes souvent. Si tu préfères amigo, je sais parfois me montrer magnanime quand il s’agit d’être heureuse. Je sais que tu ne peux que m’apporter ton soutien vis à vis de cette qualité finalement assez fidèle à celle que l’on attribue dans un excès de générosité aux comtes, vicomtes et autres archiducs, à toute cette noblesse pleine d’honneur qui n’existe certainement que dans ta tête mais dont pourtant tu revendiques le code moral disparu en même temps que cette caste. Aussi, Francisco réjouie toi car la justice est face à toi. Même si elle ne te concerne que de façon indirecte, je pense que toi aussi Stéphane tu peux légitimement laisser ton cœur s’abandonner dans les abîmes de félicité déclenchés par une telle apparition miraculeuse. Je suis prête à t’offrir à toi Francisco une solution qui, à condition que ton cri d’entrée ait été un temps soit peu pensé pour être, malgré son emphase, le plus fidèle possible à l’importance objective de ce que tu dis détenir, te permettra de « sauver la face », un autre concept clef de ton code d’honneur si je ne me trompe. Pour simplifier, je continue MON histoire et après tu pourras nous dire ce qu’il y a dans ta pochette surprise. Ca te va, mon cher ami ? »  

 

 

 

- « Chère petite, tout l’honneur sera pour moi puisque je vais gagner en ayant tiré le deuxième. Dans ces conditions, eu égard à la trame morale qui guide mes actes, je n’ai aucune objection à formuler. J’accepte donc cette proposition qui me semble en effet honnête et équilibrée. Je demande simplement à ce que Stéphane soit le témoin et l’arbitre de ce duel. Clémence acceptes-tu ? »

 

 

 

- « Oui, je l’accepte »

 

 

 

- « Stéphane, acceptes-tu ? »

 

 

 

- « Oui, je l’accepte »

 

 

 

Prononcer la même phrase que l’être aimé peu de temps après ce dernier procura à Stéphane un nouveau sentiment confus dans sa formulation exact mais certainement proche du bonheur exalté de l’amoureux. Il eut l’impression, pendant le très court instant où il prononça ces trois mots, que les lèvres de Clémence venaient se superposer aux siennes en même temps que sa voix faisait écho avec la sienne. 

 

 

 

- « Très bien. Clémence, très chère et aimée, le témoin et moi-même écoutons la suite de ton récit. »

 

 

 

Ainsi s’offre à nous la suite de l’histoire de l’homme qui est mort de s’être cru mort.

 

 

 

 

Suite

 

 

 

 

 

 

Pierre DE BEHAINE, car c’est bien de lui dont il s’agit, annonça à la patronne son départ pour Venise le 16 avril 19**, le 17 il prépara ses affaires et le 18, il partit. Il s’arrêta à Arles quelques jours d’où il téléphona à la patronne pour annoncer son arrivée dans la cité aux milles canaux, aux milles masques, aux milles gondoles, aux milles églises, aux milles pigeons, bref aux milles clichés. La raison de ce mensonge, préliminaire typique de la violation imminente de la foi conjugale, était une rencontre programmée et attendue avec plusieurs beau sauvageons de 600 kilos, c'est-à-dire, pour être plus clair, que la présence de Pierre dans le sud est de la France trouvait une explication dans sa passion pour les corridas. En privé, sa femme réprouvait avec la plus grande fermeté cette pratique « barbare et digne de la préhistoire (ou variation possible « indigne des temps modernes ») dans l’ignorance délibérée de la souffrance infligée » alors qu’en public son intérêt bien compris, dans un région particulièrement taurine, était la défense d’une « noble tradition offrant à l’animal la mise en scène d’une mort où est salué son courage, sa beauté et sa bravoure ». Plutôt que de se lancer dans une périlleuse défense de son « vice » au sein de l’intimité de la demeure conjugale, demeure dont la patronne entendait conserver la totale maîtrise morale, DE BEHAINE recourait régulièrement à divers expédients et utilisait par exemple le prétexte d’une réunion de spécialiste de Don Quichotte à Séville ou celle inventée, non sans audace, de post-surréaliste à Stockholm pour voir toréer El JULI à Valence.

Pierre DE BEHAINE avait donc fait escale à Arles le temps d’assister à un mano à mano entre Domingo ORTEGA et Curro CARO dans une corrida goyesque qui fut de grande qualité, grâce notamment à la douce bravoure des toros de la ganaderia d’El Pilar. ORTEGA fit un triomphe et il sortit, porté, par les portes d’honneur des arènes. Cet après-midi, sa muleta coupa la lumière dans de lents mouvements circulaires ; habillées par ces caresses simultanées de l’homme et du soleil, la gitane dansa dans sa plus belle robe rouge, celle qu’elle ne doit porter que le dernier jour. Fière et plantée, amoureuse et piquée, haineuse, résignée et méprisante, abandonnée, celle qui est mortelle, celle qui enfin demande la mort, l’aimée, est celle qu’il faut tuer. Et c’est le temps de l’épée, le temps qui s’étire à l’infini,  plongée cosmique dans l’espace avant la terrible frappe dans le corps, le début du premier jour dans la plongée du fer, l’explosion des puissances, l’ébranlement du monde dans la chute sur le sable, l’éternité enfin. Le lointain mystère de la naissance de l’essence ontologique dans le choc des matières trouvait là un début d’explication et de représentation dont la valeur symbolique était inestimable.

 

 

 

 Moins brumeux et plus déterminant pour les faits de l’espèce fut l’événement suivant.  La dernière des cinq oreilles gagnées puis lancées dans les arènes par ORTEGA tomba dans les mains de Pierre. Malgré de nombreuses corridas, c’était la première fois qu’un tel hasard heureux se produisait. Malheureusement, cela tombait on ne peut plus mal car l’ironie du destin, si tant est que l’on puisse grammaticalement accepter ce pléonasme, faisait qu’il ne pouvait pas décemment se trimbaler une oreille de toros jusqu’à son retour. Au surplus, il n’avait pu s’empêcher de sonder, certes avec toutes les précautions nécessaires et sans dévoiler ses positions, Piotr STEPANOVITCH au sujet des corridas et ce dernier avait manifesté une certaine hostilité à l’égard d’une pratique « barbare et digne de la préhistoire dans l’ignorance délibérée de la souffrance infligée ». Après quelques minutes d’exaltation, la prise de conscience de l’impossibilité de ramener l’oreille en Espagne, plongea Pierre dans un terrible désarroi. Secrètement, il attendait ce moment depuis toujours car il était l’un des rares à avoir entendu et peut être le seul à croire à la légende selon laquelle certaines sorcières de Galice étaient capables de lire l’avenir dans des oreilles tranchées par un matador âgé de plus de 30 ans et ayant déjà était gravement blessé par un taureau, conditions qui étaient toutes deux remplies par ORTEGA dont la jambe gauche portait la cicatrice d’un coup de corne d’un miuria qui avait failli causé l’amputation. DE BEHAINE prit conscience, en regardant l’oreille encore chaude où le sable et le sang se congloméraient en petites boules brunes comme des kystes cancéreux sur des mains de vieillard, que ce secret espoir, qu’il prenait pour une gaminerie, était la cause première de son excitation à l’entrée des arènes : peut être qu’aujourd’hui cela allait enfin se produire, le miracle, la chance inespérée allait sourire et l’avenir lui serait révéler. Cela arrivait enfin mais que faire ? Aller en Galice avant d’aller à Venise était également impossible ; cela prendrait trop de temps, il faudrait trouver les vieilles, interroger, s’obstiner, cela pouvait prendre des semaines avant d’avoir la possibilité d’en rencontrer une. Piotr STEPANOVITCH appellerait, la patronne serait au courant de son absence et les choses deviendraient trop dangereuses. Ah, malheur !

Pour la première fois dans son existence confortable, Pierre se sentit vaincu. Il était le capitaine d’un navire dont la salle des machines tournait sans son commandement. On lui demandait, implicitement mais impérieusement, de se débarrasser de son trésor ridicule. Aussi, c’est avec beaucoup de chagrin que Pierre se résolut à l’«offrir» à sa voisine qui semblait regarder l’oreille avec convoitise. A cette occasion, DE BEHAINE commit une erreur d’appréciation parfaitement compréhensible en raison du trouble dans laquelle il se trouvait. La convoitise de sa voisine, Marine, étudiante en quatrième année de médecine à l’Université de Montpellier, était dirigée vers lui et non vers ce répugnant tissu saignant. Pourquoi une telle attirance ? Il me semble que s’y attarder serait assez inutile. Plusieurs années de vie commune avec la patronne avait permis que se dégage de DE BEHAINE l’impression qu’il était un homme riche, la « présence » reflétant toujours plus la compagnie des Autres que le substrat du Moi. Associé au milieu artistique que Pierre fréquentait et à son entrée dans l’âge d’or de la condition masculine (plus de 30 ans), tout ceci faisait de Pierre un homme très attirant.

De ce quiproquo chacun fut la victime. Dans un premier temps, encouragée par la manœuvre très claire du prétexte de l’oreille, Marine, persuadée que c’était dans la poche, proposa à Pierre de se revoir en soirée et lui remit son numéro de téléphone. Dans un second temps, Pierre, assez secouée, oublia rapidement cette proposition et erra la peine à l’âme dans les rues bruyantes et graisseuses de la vielle ville. Dans un troisième temps, l’heure d’un rendez vous convenable pour engager les préliminaires oraux nécessaires fut largement dépassée. Pierre assistait au spectacle offert par quelques jeunes polissonnes se déshabillant pour le gain estimable d’une bouteille de champagne dans une bodega encore festive. Son regard vitreux glissait sur les rondeurs offertes. Pierre ne faisait aucun effort pour obtenir, via quelques simples contorsions du visage, un peu de rab. Dans un quatrième temps, un éclair, une révolte, la possibilité de changer l’anima brusquement. Pourquoi conserver l’oreille était impossible ? Cela était impossible parce qu’il l’avait pensé. Mais s’il avait émis l’autre hypothèse ? Bien sûr que la conservation était possible, tout est possible dans la vie dès lors que l’on a la possession. Conservation, conservation, il y avait des moyens bien sûr. Pas compliqué sûrement. Je ne sais pas… Confier l’oreille à un boucher par exemple qui lui trouvera une place dans la salle froide. Passé pour un fou ? et alors, il en avait désormais les ressources morales ... oui c’était possible… le numéro… rappeler la fille… composez…..  voilà… il fallait récupérer l’oreille.

Le cinquième et avant dernier temps fut le suivant : Marine ne fut pas surprise par l’appel de Pierre à trois heures et demi du matin. Il disait vouloir récupérer son oreille, elle savait qu’il venait pour planter ses banderilles et présenter son trophée - un bloc de chair vaincue - au public imaginaire de l’ego. Il jouait au Prince de la nuit, elle aimait çà. Elle savait que cet homme allait chercher tout de suite le plus sombre derrière les dernières reflets clairs, cet homme allait savoir écarter les deux laiteux croissants de lune pour errer dans la ruelle la plus obscure, battant les pavés, la main sur les murs pour ne pas rater la petite excroissance où a été construit le puit légendaire, le meilleur endroit pour entre apercevoir les choses et les êtres que l’on appelle mythes et les idées que l’on appelle folies. Tous les organismes vivants gardent là, au plus secret, les premiers atomes de leur présence, les plus anciens, en ce sens les plus primaires. Pour ce qui est des villes, seule Prague m’a laissée découvrir cette ruelle qui ne porte pas de nom, elle qui n’est sur aucune carte et que vous ne trouverez pas sans laisser plusieurs kilos de chairs à la ville. Le puit lui-même n’est qu’une entrée, le dernier obstacle à passer. Il faut vouloir encore plonger dans ses deux mandibules qui, alors qu’elles semblaient parfaitement circulaires, se plissent au premier contact comme le segment du rayon solaire  quand il est prisonnier de l’oscilloscope. Il faut enfin rêver de disparaître plus tôt que de mourir, rêver que le vent de l’aube vous pousse tout entier avec la brume au fond du sanctuaire des êtres.

Seulement quelques secondes après le début du sixième temps furent suffisantes pour que le nœud des deux volontés contraires fut enfin trancher : ce fut Marine qui pris l’épée car Pierre à peine rentré ses mains s’étaient déjà agenouillées vers elle, puis sa tête, puis ses lèves. Cet audacieux fourreau modifia brutalement la cause de la présence de Pierre tout en gardant son objet inchangé : ainsi, le trophée de la nuit fut un corps de femmes et non une oreille de taureau. L’amertume causée par la prise de conscience de son erreur redoubla la rage de possession de Pierre. Cette nuit-là, Pierre fut donc le meilleur des amants. Comme dans les films, il partit alors que Marine dormait. Ce n’était pas la peine de lui demander où était l’oreille, Pierre avait compris que Marine l’avait jeté et qu’il ne pourrait jamais la retrouver. Aussi, si vous avez la chance de trouver le puit d’Arles, respirer l’odeur de ses ténèbres car peut être qu’au milieu du sang des hommes, vous discernerez celui d’un taureau à la douce bravoure dont la ville aura décidé de garder le secret.

Publié dans littérature

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